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Miss Alfie, croqueuse de livres... & Compagnie !
10 avril 2020

Le Vieux à l'orgue de Barbarie

orgue de barbarie

Chaque année, c’est pareil : avec les beaux jours, revient le Vieux à l’orgue de barbarie.

Je ne sais pas quel âge il peut avoir. J’en ai 40, j’habite le quartier depuis l’enfance, j’ai l’impression de l’avoir toujours connu, avec sa veste brune en cuir et sa grande barbe blanche.
Petite, je le croisais tous les jours ; il arpentait le quartier avec sa sacoche de plombier quand nous rentrions de l’école.
Le week-end, il s’installait dans le square avec son orgue de barbarie, et il jouait. On s’arrêtait regarder le mouvement de sa main tournant la manivelle, les feuilles de papier trouées qui s’engouffraient d’un côté, se dévidaient de l’autre. Moi, la littéraire qui avait toujours un livre dans la poche de son manteau, j’étais fascinée par ces feuilles au langage mystérieux et musical.

Depuis une dizaine d’années, le Vieux ne travaille plus. Est-il au chômage ? Est-il en retraite ? On ne le croise plus qu’aux beaux jours dans le square. Les rhumatismes, m’a-t-il dit. Plus moyen de sortir quand il fait vilain. Il dit « vilain » avec une moue du nez et de la bouche. Son crâne s’est dégarni avec le temps, alors il porte une casque en toile qu’il a l’habitude d’enlever et de serrer dans sa main gauche quand il discute.
On ne lui connaît pas de famille, personne ne sait où il habite. On le voit arriver vers 10 heures le matin, repartir vers 18 heures, un sandwich dans la poche en guise de repas le midi. Il s’installe toujours près de l’entrée, à proximité d’un banc sur lequel il s’assoit entre deux morceaux, le temps de reposer ses vieux os. Il fait partie de l’ambiance du quartier.

L’été dernier, on a tous mis du temps à comprendre ce qui n’allait pas.
L’air étouffant nous avait poussé en dehors de la ville dès qu’on le pouvait, pour profiter de la verdure et du frais relatif de la campagne. Nombreux nous étions à avoir posé nos couvertures de pique-nique le long des ruisseaux de la région.
Solitaire, je glissais dans mon sac à dos une bouteille d’eau, quelques biscuits et un livre avant d’enfourcher mon vélo pour rejoindre mon coin secret. Là, dans un méandre du ruisseau de Comper, je m’allongeais et je laissais le temps filer. Souvent, je lisais peu, laissant mon esprit vagabonder, écoutant le vent dans les arbres, le chuchotement des feuilles et l’eau qui se faufilait entre les cailloux.

Et puis un samedi, alors que le temps s’était apaisé, que nous avions tous repris nos habitudes dans le quartier et moi mon banc de lecture dans le square, j’ai compris : il me manquait la musique du Vieux. Le banc près de l’entrée était vide, il n’était pas là. Depuis quand ne l’avions-nous pas vu ? Honteux, nous nous rendîmes tous compte que nous ne savions rien de lui, que nous n’avions pensé qu’à notre recherche de fraîcheur, et que le Vieux était peut-être l’une de ces victimes de la chaleur dont on parlait aux informations.

L’hiver a remplacé l’automne, nous n’avons pas revu le vieux. Tout le quartier en parlait, de la boulangerie à l’épicerie, nous pensions tous à ces feuilles perforées désormais orphelines et disparues à jamais de nos vies.

Jusqu’à ce matin. Ce matin où j’ai entendu la petite ritournelle depuis ma fenêtre.
Ta Tata Ta Tatatata Taaaaa…
J’ai descendu l’escalier de l’immeuble, j’ai couru jusqu’au square. Le Vieux était là.
Plus bronzé que jamais, la barbe taillée court, sa casquette sur le crâne et sa veste en cuir sur le dos, il tournait sa manivelle. De nouvelles musiques sortait de son orgue aux saveurs orientales. Le Vieux était parti en voyage, et il était de retour, comme tous les ans.

Texte © Miss Alfie 2020.
Image : "Chanteuse de rue et joueur d'orgue de Barbarie", Eugène Atget, 1898, Paris Musée Carnavalet.

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