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Miss Alfie, croqueuse de livres... & Compagnie !
7 novembre 2020

Les choses de la vie

machine

Le pied danse et fait ronronner la grosse machine noire. Les mains de la couturière glissent le long du tissu, de part et d’autre de la longue aiguille. La jupe prend forme et s’évase autour du meuble.

Cachée sous la table de la salle, elle a récupéré quelques bobines de fils. Dans la lumière de l’après-midi, elle regarde les couleurs, les variétés de bleu, de rouge, de rose, les noirs intenses et les blancs lumineux. Autour d’elle, elle a éparpillé des boutons de toutes les formes, en bois, en métal ou en nacre.

Discrètement, elle se glisse au pied de sa mère, concentrée sur son ouvrage. Elle s’assoit contre la chaise et observe la soie briller dans le soleil. Elle aimerait tellement poser sa main sur le tissu, sentir sa douceur, mais elle sait qu’elle n’a pas le droit.

Tac tac tac tac. Le pied de sa mère danse encore et encore, la soie tourbillonne autour de la machine à coudre. Bientôt, le tissu deviendra robe de bal pour l’une des femmes d’armateur qui fréquentent la boutique familiale.

♦♦♦♦♦

Enveloppe

Assise sur son lit, elle observe l’enveloppe, la tourne entre ses doigts. Elle l’a trouvée dans le bureau de son père, à moitié froissée dans la corbeille à papier. 

Mr & Mrs Overbook, New York City, USA… Elle a beau se demander ce qu’une enveloppe à destination des USA faisait dans la poubelle de son père, c’est le mystère de ce nom et de cette ville qui entraîne son imagination.

Elle va déposer cette enveloppe dans la boite en métal qu’elle cache sous son lit. Elle se faufile sous le sommier, attrape sa boîte bleue cachée sous une lame du parquet. Dedans, elle trouve des morceaux de magazine découpés, des fleurs séchées, un bouton chipé à sa mère, un morceau de dentelle, un petit miroir en métal… 
Sur le dessus, elle dépose cette enveloppe mystérieuse à destination de New York, mais qui a fini sa vie dans une corbeille à papier de Saint-Nazaire.

♦♦♦♦♦

nain

Elle a fuit la grande maison tout en effervescence. On doit la chercher, elle n’en a que faire. Depuis plusieurs semaines, sa mère lui fait faire et refaire des essayages, ajustant un détail à sa robe, reprenant un pli, une perle… 

Elle leur a faussé compagnie, elle profite du calme de la forêt. Elle sait que personne n’aura pas l’idée de venir jusque là. Elle a découvert la cabane trois étés plus tôt, alors qu’ils cherchaient un coin isolé pour se retrouver.

C’était avant. Avant que ses parents ne décident qu’il serait bon qu’elle épouse ce fils d’armateur qui offrirait une ascension sociale à leur famille. Avant qu’elle ne se retrouve embarquée dans le tourbillon d’un mariage que tout le monde attend, sauf elle…

Elle s’assoit sur la petite marche, devant la porte. Elle se revoit, trois étés de suite, le retrouver dans le secret de la forêt, sous le regard d’un nain au chapeau rouge oublié par quelque visiteur. 
Elle repense à ses mains, à leurs caresses, à leurs serments qu’elle s’apprête à trahir.

♦♦♦♦♦

disque

Elle est confortablement assise dans son fauteuil. Autour d’elle, sa descendance vient d’arriver, symbole du début des vacances d’été. Elle entend des pas vifs dans l’escalier : ses petits-enfants sont en train d’investir le grenier où on a installé un dortoir pour les accueillir.
Dans un coin du salon, la plus jeune de ses filles vient d’allumer le tourne-disque. Elle a choisit au hasard un des disques de jazz dans les étagères qui accueillent la collection musicale de ses parents. Les notes s’égrainent, envahissent la pièce, et plongent la vieille dame dans un monde de souvenirs.

Elle se revoit après son mariage, sur le pont du paquebot qui les emmenait aux États-Unis. Elle avait dit oui au mariage arrangé par ses parents, mais à la condition de faire un voyage de noce à New-York. Son jeune époux avait accepté.
Elle ne lui avait rien dit de la boîte en métal bleue, de l’enveloppe qui y était cachée, du mythe qu’elle avait créé dans son imaginaire et qu’elle allait enfin vérifier. 
Elle n’avait pas eu à se plaindre. Avec le temps, elle avait fini par aimer son mari. C’est à son décès qu’elle avait découvert le vide qu’il laissait, et combien elle s’était attachée à lui.

Une voix interrompt sa rêverie. Gaspard, son premier petit-fils, lui parle. Gaspard, c’est son favori, l’aîné de la deuxième génération. Il a longtemps été timide et fragile, en marge de ses frères. Pendant que les plus jeunes construisaient des cabanes dans le jardin, il restait dans le grenier à explorer les vieilles malles pleines de tissus, de fils et de boutons. Un jour, elle l’a découvert en train de vouloir faire tourner la vieille machine à coudre noire de sa mère. Dans un coin, ils ont installé un petit atelier de couture où elle lui a appris les bases.
Aujourd’hui, Gaspard veut lui montrer la robe qu’il a préparé pour son défilé de fin d’études. Dans la pièce, entre Chloé, sa cousine aussi brune qu’il est blond. Elle sent les larmes qui lui montent au yeux. La robe de Gaspard est un petit bijou.  Chloé tourne dans la soie noire. Sur l’épaule gauche, le jeune créateur a cousu la dentelle et les perles récupérées sur la vieille robe de mariée de sa grand-mère.

Elle essuie discrètement ses yeux et entend la porte d’entrée se refermer. Il n’a pas eu le temps d’enlever son bonnet rouge de lutin que les enfants se précipitent pour accueillir le nouveau venu. Il a les bras chargés de courses et tient en équilibre précaire l’habituel bouquet qu’il lui ramène du marché le samedi. 

Un jour, bien après son veuvage, ses enfants avaient appris l’histoire de la cabane de la forêt et du petit nain de jardin au bonnet rouge. Ils avaient entamé des recherches, retrouvé un certain John Mapper dans un petit immeuble de la banlieue londonienne. John était resté célibataire, il s’apprêtait à prendre sa retraite et à tirer un trait sur 40 ans d’enseignement du français dans un lycée huppé de la capitale. Il avait mis son appartement en location, pris deux valises et débarqué à Saint-Nazaire pour reprendre le cours d’une histoire laissée en plan bien trop tôt.

Elle se lève du fauteuil, elle sent sa hanche qui grince, elle s’appuie sur la canne et s’avance vers l’homme qui se tient dans l’entrée, débarrassée par de jeunes mains de ses provisions. Comme deux amoureux, ils échangent un petit baiser discret sur les lèvres. 

Texte © Miss Alfie 2020.

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