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Miss Alfie, croqueuse de livres... & Compagnie !
26 novembre 2020

Le tour de manège - 2e partie

Le tour de manège

L’été est de retour, les touristes avec. Le parc du château se remplit, le carnet de réservation pour les cours d’équitation avec. Ça me va bien, c’est pour ça qu’on m’embauche tous les ans. Et pour mon côté gendre idéal. Les parents ont confiance, les enfants sont contents, et on tourne à cheval autour du parc.

Pour la première leçon, j’y vais toujours tranquillement. On se cantonne au parc, on tourne sur le gravier blanc. A la fin de la semaine, si le niveau est bon, on ira jusqu’à la forêt. Mais pour l’instant, j’évalue. J’en vois une paire qui va vite s’ennuyer, et deux à qui il va falloir apprendre les bases…

A travers le rideau d’arbre, on entend la musique du manège. Si j’en crois la mélodie, c’est une nouvelle série de tourbillons qui débute. Tout à l’heure, on tombera sur le théâtre de marionnettes avant d’arriver aux loueurs de triporteurs. Ça crie, ça braille, ça rit. Ça vit.

Derrière nous, les cheveaux laissent des empreintes temporaires dans la poussière. Le premier enfant qui arrivera en courant les effacera, superposant ses semelles aux sabots de mes animaux... A moins que cette bourrasque de vent qui s’engouffre dans les allées ne s’en charge.

Du bout de l’allée du manège, je l’aperçois, grande silhouette qui rebondit avec son cheval au milieu des enfants. Quarante ans au moins qu’elle vient tous les ans, bien avant ma naissance… Tout le monde la connaît, mais le seul à qui elle parle, c’est le patron du manège. Une fois le tour terminé, je suis prêt à parier que je la trouverai installée sur l’un des fauteuils verts, à regarder tourner les enfants pour le reste de l’après-midi.

A la tombée du jour, elle aidera le patron à déplier la bâche autour des animaux de bois, et on les verra partir tous les deux par le portillon du nord. Ils iront au bord de la rivière. Elle sortira de son sac à dos une bouteille de vin, deux verres et de quoi manger. Je le sais car il me l’a raconté. C’est leur rituel annuel : un tour de manège, une après-midi de contemplation, une soirée à refaire le monde, une nuit pour se redécouvrir.

Il m’a raconté que la première fois, il avait dix-sept ans et elle quinze. Ils se croisaient chaque été dans le parc, elle avec ses parents et lui aidant ici ou là. Cet été-là, elle était venue seule. Elle avait un livre et un sandwich dans son sac à dos. Elle avait oublié sa bouteille d’eau. Elle était passée à la buvette en acheter une, il y remplaçait l’employé malade ce jour-là, ils avaient commencé à discuter.
Elle était revenue tous les après-midis, prétextant des cours d’équitation pour échapper à la surveillance parentale. Ils s’éclipsaient par le portillon du nord, s’allongeaient dans l’herbe au bord de la rivière et volaient quelques heures à la réalité. La parenthèse estivale s’était poursuivie deux années de suite.
Et puis ses parents étaient morts. Elle fit des études de langues, parcourut le monde, devint reporter. Mais chaque année, elle revient au parc, comme si ses racines y étaient restées.

Derrière moi, les rires de mon groupe d’ados me ramènent à la réalité. La séance est presque terminée, on aperçoit les écuries.
Encore trois groupes et la journée s’achèvera.
Encore trois heures, et deux êtres partageront leur meilleur verre de l’année.

Texte © Miss Alfie 2020.
Image : Le manège des tuileries, Alain Roy, Flickr

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