Le Vieux au hamac
A l’autre bout du monde, je pense à eux. Ils m’attendent. Je sais que je les intrigue, moi le Vieux à la longue barbe et à l’orgue de barbarie. Je les connais tous depuis le temps, je les croise depuis des années, j’ai vu leurs mines de gamins devenir des adultes respectables.
Dans mon hamac, je pense à eux. Je les imagine dans leurs petits appartements, dans leurs vies étriquées, vacances de Noël, vacances d’été, un week-end de temps en temps pour s’évader.
Ils ne le savent pas, mais j’ai les moyens. Les moyens de m’offrir chaque année des vacances au soleil quand leurs mines se ternissent avec le temps gris de l’hiver. Les moyens de rechercher chaque année un peu d’inspiration pour de nouvelles mélodies.
Le jour s’éclipse doucement, j’entends les oiseaux de nuit s’éveiller au lointain. Mon hamac se balance doucement, je vais m’endormir bientôt, amarré à ces deux cocotiers sur la plage déserte. J’aime cette crique magique, c’est mon endroit secret. Avec ma prime de licenciement et le petit héritage d’un oncle lointain, j’ai décidé de profiter. Un voyage par an. Souvent pour venir ici. Une fois arrivé à l’aéroport, je fais du stop, je loue un scooter, je me débrouille et je viens me réfugier sur ma plage.
L’an dernier, il y avait cette femme, un peu plus jeune que moi, mais de peu. Elle se baignait quand je suis arrivée. Nue. Elle a eu l’air aussi surprise que moi. Elle est sortie de l’eau, j’ai vu son corps marqué par le temps et le travail, j’ai vu sa peau flétrie par endroit, son ventre barré d’une cicatrice. J’ai posé mon paquetage à côté de ses affaires, au pied des cocotiers. Elle est venue chaque soir. Nous partagions le hamac, elle repartait au matin. Il ne subsiste de ces moments que quelques mélodies que j’ai gravé sur mes feuilles d’orgue en rentrant à Paris.
Encore une nuit ou deux, et je rangerai mon hamac. Je reprendrai mon paquetage et la route. Je poursuivrai mon errance tandis qu’ils me croient enfermés chez moi, mon sac sur le dos et mes mélodies dans la tête. Cette année, je suis parti plus tôt. Cette année, j’ai décidé de faire le tour du monde. Je ramènerai à Paris l’inspiration pour écrire de nouvelles histoires. Les miennes ne se trouvent pas dans les livres qu’ils lisent sur les bancs du square, elles pénètrent leurs esprits par l’ouïe, elles les enveloppent et créent l’ambiance du quartier.
Sans mes mélodies, ils sont perdus. Sans eux, je n’ai personne avec qui les partager. C’est pourquoi l’été prochain, je serai dans le square avec mon orgue, et mon hamac sera tendu dans ma chambre de bonne, là où je suis au plus près du soleil et des étoiles.
Texte © Miss Alfie 2020.